Analyse critique de l’interview de Massad Boulos sur Radio Kinshasa
Introduction
L’interview accordée
récemment par Massad Boulos à Radio Kinshasa a provoqué une onde de choc dans
l’opinion publique congolaise et au-delà. Ses propos, loin d’apporter de la
clarté sur la crise de l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), ont été
perçus comme une tentative de minimiser la gravité des crimes commis, de
détourner l’attention de la responsabilité directe du Rwanda, et de redéfinir
unilatéralement les priorités diplomatiques.
Selon Boulos, les négociations
de Doha constitueraient le cœur du problème, alors même que l’Accord de
Washington avait été présenté par les États-Unis comme le principal outil de
résolution. Donald Trump, dans son style caractéristique, s’était même vanté
d’avoir « arrêté la guerre » entre Kigali et Kinshasa grâce à cet accord.
Pourtant, la guerre se poursuit, le M23 progresse, et les Forces de défense
rwandaises (RDF) continuent d’opérer en territoire congolais.
Plus grave encore, Boulos
a repris à son compte l’argument de « sécurité nationale » avancé par Kigali
pour justifier sa présence militaire en RDC, en évoquant la menace persistante
des FDLR. Or, cet argument, usé depuis plus de vingt ans, n’est qu’un prétexte
récurrent qui masque une stratégie expansionniste bien huilée.
Enfin, Boulos a proposé
des solutions extrêmement controversées, notamment l’intégration des
combattants du M23 dans les FARDC et une réorganisation institutionnelle fondée
sur la gouvernance et la décentralisation. Or, replacées dans leur contexte,
ces propositions apparaissent comme des concessions dangereuses qui
franchissent les lignes rouges fixées par Kinshasa et par la communauté
internationale.
Cette analyse critique
montre que les propos de Boulos entretiennent un flou dangereux : ils
renforcent de facto la position de Paul Kagame, affaiblissent la souveraineté
congolaise, et risquent de prolonger indéfiniment une guerre qui dure depuis
près de trente ans.
1. Un doute inacceptable sur le génocide en RDC
La partie la plus
choquante de l’interview concerne la minimisation du génocide congolais. Boulos
a réduit le débat à une question de terminologie, insinuant que le terme «
génocide » serait inapproprié, et avançant des chiffres très inférieurs aux
estimations reconnues. Selon lui, le nombre de morts se situerait entre 6 et 7
millions, alors que d’autres études et ONG évoquent plus de 10 millions de
victimes depuis le milieu des années 1990.
Or, la réalité est connue
: la RDC a subi des massacres de masse, des déplacements forcés de populations,
des viols utilisés comme armes de guerre, et un pillage systématique de ses
ressources. Ces atrocités ne sont pas de simples « dommages collatéraux » :
elles ont été planifiées, coordonnées et exécutées dans le cadre d’une
stratégie régionale visant à déstabiliser l’Est et à en exploiter les
richesses.
Le fameux Mapping
Report des Nations unies (2010) décrit en détail des crimes de guerre, des
crimes contre l’humanité et des actes susceptibles d’être qualifiés de
génocide. Nier ou relativiser cette réalité revient à insulter la mémoire des
victimes et à protéger les auteurs. En pratique, ce type de discours offre une
couverture politique à Kigali, dont l’implication directe dans la
déstabilisation de la RDC est largement documentée.
2. Les « causes profondes » : un discours biaisé et imposé de
l’extérieur
Boulos insiste sur les
négociations de Doha, affirmant que ce processus serait la clé pour comprendre
le conflit. Or, ce raisonnement est biaisé.
D’abord, il occulte un
fait central : le M23 n’est pas un acteur indépendant. C’est une rébellion
armée créée, financée, et soutenue par Kigali. Les RDF combattent ouvertement à
ses côtés, comme l’ont confirmé plusieurs rapports onusiens et organisations
internationales.
Ensuite, il passe sous
silence l’Accord de Washington, présenté par les États-Unis eux-mêmes
comme l’outil principal pour désamorcer le conflit. En déplaçant toute
l’attention sur Doha, Boulos laisse entendre que la RDC elle-même serait le
problème, et que tout se résumerait à un déséquilibre interne de gouvernance.
Mais surtout, il faut
rappeler que les « causes profondes » mises en avant dans ces
négociations ne sont pas le fruit d’un consensus. Elles ont été définies unilatéralement
par le Rwanda et le M23, qui imposent leurs propres revendications –
notamment politiques et territoriales – en les faisant passer pour des
doléances congolaises. Autrement dit, Kigali et ses alliés fabriquent un récit
qui sert leurs ambitions géopolitiques, puis l’imposent à la communauté
internationale comme une grille d’analyse incontournable.
Cette manipulation est
dangereuse : elle banalise l’agression étrangère et rejette la faute sur
Kinshasa. Les Congolais, eux, voient dans ce discours une injustice flagrante,
une inversion des responsabilités qui protège l’agresseur au lieu de défendre les
victimes.
3. La rencontre avortée de Washington : la vérité occultée
Autre point polémique :
la recontre prévue à Washington entre Félix Tshisekedi et Paul Kagame. Selon
Boulos, elle n’aurait « jamais été planifiée ». Cette affirmation est
contredite par plusieurs sources diplomatiques, qui confirment qu’une rencontre
était bien envisagée, mais qu’elle a été annulée en raison du refus de Kagame
d’en accepter l’agenda.
Qualifier ce refus de
simple « complexité » revient à masquer la réalité : Kagame ne veut rien céder.
Son objectif est clair : maintenir une pression militaire permanente, utiliser
le M23 comme levier politique, et imposer à terme ses conditions.
En niant l’existence même
de cette rencontre, Boulos brouille le récit diplomatique, dilue les
responsabilités et affaiblit la position américaine. Cette posture
décrédibilise la médiation et envoie un signal négatif à Kinshasa, déjà
fragilisée par des décennies de concessions forcées.
4. Kagame, la véritable source de la « complexité »
Dire que la situation est
« complexe » est devenu un refrain diplomatique. Or, cette complexité n’est pas
naturelle, elle est fabriquée par Kigali.
Depuis plus de vingt ans,
Paul Kagame poursuit une stratégie méthodique :
- Maintenir une
insécurité permanente dans l’Est congolais pour empêcher l’État central d’exercer son
autorité.
- Exploiter
illégalement les ressources (coltan, or, cassitérite) via des réseaux parallèles contrôlés par
le Rwanda.
- Utiliser le M23
comme bras armé, afin d’obtenir des concessions politiques et territoriales.
- Promouvoir une
balkanisation rampante, visant à transformer le Kivu en zone tampon sous influence
rwandaise.
En réalité, si le Rwanda
cessait son ingérence, la crise serait beaucoup plus simple à résoudre. Ce
n’est pas l’incapacité congolaise à gouverner qui rend la situation insoluble,
mais bien la stratégie expansionniste de Kigali.
5. L’intégration du M23 dans les FARDC : une proposition dangereuse
L’une des suggestions les
plus polémiques de Boulos est l’intégration du M23 dans l’armée congolaise.
Cette proposition est non seulement irréaliste, mais aussi extrêmement
dangereuse.
L’expérience passée a
montré les effets catastrophiques de telles intégrations. En 2009, le CNDP
avait été incorporé dans les FARDC à la suite d’accords politiques. Résultat :
infiltration des structures militaires, affaiblissement de la chaîne de commandement,
et émergence quelques années plus tard… du M23.
Intégrer à nouveau des
rebelles soutenus par Kigali reviendrait à institutionnaliser l’impunité et à
récompenser l’agression armée. Ce serait un signal dramatique : toute rébellion
appuyée de l’extérieur pourrait espérer obtenir une légitimité militaire et
politique en échange de sa violence.
Pour Kinshasa, cette
option est une ligne rouge. Elle compromettrait non seulement la cohésion de
l’armée, mais aussi la souveraineté de l’État.
6. Gouvernance, décentralisation et le piège du fédéralisme imposé
Boulos insiste également
sur la gouvernance et la décentralisation, qu’il présente comme des solutions.
Pris isolément, ces thèmes sont légitimes : améliorer la gouvernance,
rapprocher l’État des citoyens, renforcer les provinces sont des objectifs
inscrits dans la Constitution congolaise.
Mais replacés dans ce
contexte, ces arguments apparaissent comme une caution donnée aux
revendications du M23 et à la vision fédéraliste de Kagame. Le « fédéralisme »
prôné par ces acteurs n’est pas une aspiration démocratique congolaise : c’est
une stratégie imposée de l’extérieur pour affaiblir Kinshasa et consolider
l’emprise rwandaise sur certaines provinces stratégiques.
La vraie réforme
institutionnelle doit renforcer l’unité nationale et servir la population, pas
légitimer des zones d’influence armée.
7. Contradiction avec la résolution 2773 du Conseil de sécurité
Les propos de Boulos
entrent en contradiction directe avec la résolution 2773 du Conseil de sécurité
des Nations unies. Celle-ci :
- condamne
explicitement les activités du M23 ;
- exige le retrait
immédiat des zones occupées ;
- rappelle
l’obligation de respecter l’intégrité territoriale et la souveraineté de
la RDC.
Proposer l’intégration du
M23 dans les FARDC, sans désarmement préalable ni justice, revient à piétiner
ces engagements internationaux. C’est aussi un déni de la Déclaration de
Washington, qui insiste sur trois points : le départ des troupes
rwandaises, la fin de l’appui militaire au M23, et le désarmement des groupes
armés.
8. Une médiation américaine perçue comme biaisée et inefficace
Au final, l’impression
laissée par cette interview est celle d’une médiation américaine partiale et
inefficace. Au lieu de soutenir clairement la RDC face à une agression
extérieure, Boulos donne le sentiment de valider les revendications rwandaises
et de déplacer le problème sur Kinshasa.
Cette attitude reflète
une faiblesse plus large de la politique américaine en Afrique centrale : la
tendance à privilégier des « alliés stratégiques » comme Kigali, même au prix
de la justice et de la souveraineté. Pour les Congolais, c’est vécu comme une
trahison. Le ressentiment contre les puissances occidentales grandit, car elles
apparaissent comme complices du statu quo sanglant qui perdure depuis des
décennies.
9. Pour une feuille de route crédible
Une sortie de crise
viable doit s’articuler autour de quatre piliers :
1.
Sécurité :
retrait des RDF, cessation du soutien au M23, cantonnement des groupes armés,
protection effective des civils et réouverture des corridors humanitaires.
2.
Justice :
identification et poursuite des responsables de crimes graves, réparations pour
les victimes, et lutte contre l’impunité.
3.
Réformes militaires (SSR/DDR) : désarmement vérifiable, démobilisation contrôlée,
intégration sélective et conditionnelle d’ex-combattants, avec garanties de
non-récidive.
4.
Gouvernance : mise
en œuvre réelle de la décentralisation constitutionnelle, mais sans pressions
extérieures ni manipulations armées.
Conclusion : nommer la réalité pour construire la paix
L’interview de Massad
Boulos illustre une dérive dangereuse : minimiser la réalité du génocide
congolais, ignorer les responsabilités du Rwanda, et proposer des solutions qui
récompensent la violence. Derrière le langage diplomatique de la « complexité »
se cache une vérité simple : la crise de l’Est est le fruit d’une agression
extérieure, planifiée et persistante.
Les millions de victimes
congolaises méritent reconnaissance et justice. Leur souffrance ne peut être
relativisée au nom d’intérêts géopolitiques. Pour espérer une paix durable, il
est impératif de respecter la résolution 2773 du Conseil de sécurité, d’appliquer
la Déclaration de Washington, et de rappeler sans ambiguïté que la souveraineté
de la RDC n’est pas négociable.
Le génocide congolais
doit être reconnu sur son propre mérite, sans être comparé ni relativisé au
regard d’autres tragédies. Toute tentative de minimisation ou de négation est
une insulte à la mémoire des victimes et un obstacle majeur à la réconciliation.
Enfin, il appartient aux
Congolais eux-mêmes – et non au Rwanda, au M23 ou à des diplomates étrangers –
de définir les véritables causes profondes de la crise et les voies de sortie.
Tant que ces « causes » seront décidées unilatéralement par Kigali, aucune paix
durable ne sera possible.
Prepared par :
Sam Nkumi, Chris Thomson
& Gilberte Bienvenue
African Rights Alliance,
London, UK