Depuis trois décennies, la République Démocratique du Congo (RDC) vit au rythme des crises déclenchées ou instrumentalisées par le régime de Kigali. Derrière les trêves fragiles et les formats de médiation qui se succèdent – de Washington à Doha – une constante s’impose : le Rwanda conserve des leviers de déstabilisation à l’Est du Congo, notamment via le soutien militaire, logistique et politique au M23. La dernière trouvaille diplomatique, présentée comme un moteur d’“intégration économique” sous égide américaine, s’apparente moins à un plan de paix qu’à un pot-de-vin diplomatique destiné à acheter un apaisement provisoire. D’où la question centrale : récompenser l’agresseur suffit-il à arrêter l’agression ou ne fait-on, au contraire, que financer sa persistance sous d’autres formes ?
1) Des Accords nés d’une demande congolaise… détournée en dispositif
tripartite
À l’origine, Kinshasa a
agi en État souverain : proposer aux États-Unis un partenariat bilatéral
clair – appui sécuritaire, technologique et réformateur contre un accès régulé
aux minerais critiques (cobalt, coltan, lithium) indispensables à la
transition énergétique mondiale. Cette offre posait un cadre lisible : sécurité
contre transparence, investissements contre réformes, dans le respect de la
souveraineté congolaise.
Le virage américain a
surpris : inclusion du Rwanda dans le schéma, au nom d’une “intégration
régionale” censée favoriser la stabilité. Mais comment intégrer un agresseur
alors que des troupes rwandaises et des supplétifs demeurent impliqués
dans l’occupation de territoires congolais ? En refusant de signer tout texte
tant que ces réalités perdurent, la RDC n’a pas fait de l’obstruction : elle a réaffirmé
sa souveraineté et mis à nu l’ambiguïté d’un montage qui légitime
l’ingérence.
2) Le calcul américain : sécuriser les chaînes d’approvisionnement avant
la justice
Washington affiche un
objectif de paix. Dans les faits, la priorité est de sécuriser les chaînes
d’approvisionnement en minerais stratégiques sans friction géopolitique. Le
Rwanda, petit État centralisé, “performant” dans le récit dominant, est souvent
vu comme un partenaire exécutif fiable. La RDC, elle, souffre d’une
image de géant instable et corrompu. Cette perception produit un biais
structurel : on rétribue l’acteur considéré comme “prévisible”, même quand
il est l’agresseur, et l’on infantilise la victime en la sommant
d’absorber une intégration avec son voisin hostile.
Le message implicite est
ravageur : la violence paie si elle livre une stabilité apparente au
marché. C’est la vieille doctrine du “moins pire” : acheter le silence des
armes, tolérer l’impunité, arrondir les angles avec des incitations
économiques. Mais la stabilisation par la récompense de l’agression n’a
jamais produit une paix durable ; elle fabrique des cycles où l’escalade
devient un outil de négociation.
3) Kigali : ambitions constantes, instruments variables
Depuis 1996, la
rhétorique officielle rwandaise – “sécuriser nos frontières, neutraliser les
forces génocidaires” – sert de paravent à une stratégie économico-géopolitique
orientée vers l’Est congolais. Le Kivu, ses gisements (coltan, or,
étain), ses corridors de commerce et ses hauteurs stratégiques constituent un
espace d’influence que Kigali cherche à tenir directement ou par procuration.
Le M23 est l’instrument privilégié : force de pression, monnaie
d’échange, bistouri géopolitique pour découper le tempo des
négociations.
Or, une “intégration” qui
rétribue le Rwanda n’éteint pas cette logique : elle institutionnalise
le levier de chantage. Tant que la rente de conflit – directe ou blanchi par
des dispositifs économiques – excède le coût politique, Kigali n’a aucune
raison de démanteler ses réseaux, seulement de les reconfigurer.
4) Le “pot-de-vin” diplomatique : prime à l’impunité
Parler de pot-de-vin
n’est pas une outrance rhétorique. Dans l’économie réelle du conflit, la
proposition revient à monétiser la retenue militaire rwandaise :
avantages politiques, statut de partenaire “clé”, facilités d’accès aux
retombées économiques. Ce modèle, déjà vu ailleurs, produit trois
effets toxiques :
- Affaissement de la souveraineté : on somme la RDC de co-gérer sa propre
sécurité avec l’État qui alimente l’insécurité.
- Banalisation de l’agression : les violations deviennent des cartes à
jouer pour obtenir des concessions.
- Signal régional pervers : l’“initiative violente” devient un business
model de négociation.
5) La faiblesse congolaise existe, mais elle n’oblige pas à se rendre
Oui, l’armée congolaise
est incomplètement réformée, parfois infiltrée, et sous-équipée. Oui,
l’État a souffert de captations clientélistes et d’un déficit de
continuité stratégique. Oui encore, Kigali a investi de longue date dans un lobbying
international efficace. Mais reconnaître ces faiblesses ne signifie pas
accepter un cadre qui normalise l’occupation. Le refus de signer est un
acte de lucidité stratégique : entre l’isolement relatif et la capitulation
juridique, la RDC a choisi de préserver les fondamentaux de sa
souveraineté.
6) Les effets à long terme d’une paix achetée
Même si l’“intégration”
obtenait un répit tactique, les causes profondes – compétition pour la
ressource, impunité, externalités régionales, économie de guerre – resteraient
intactes. En confiant à l’agresseur une part de la rente économique, on verrouille
un déséquilibre où l’“entrepreneur de violence” encaisse deux fois : via ses circuits
illicites (contrebande minière) et via des guichets licites
(accords, projets, labels). La violence devient auto-assurée par la
diplomatie.
7) L’influence par la corruption : achat de relais, brouillage moral
Kigali ne se contente pas
d’outils militaires. Le Rwanda investit dans les imaginaires :
financements, invitations, relais médiatiques, cabinets de lobbying, réseaux
académiques et, parfois, canaux religieux. Dans l’espace congolais, une
partie des voix – y compris dans certaines Églises – prêche la “réconciliation”
sans nommer les crimes, ni l’occupation, ni le pillage. C’est une corruption
d’influence : pas seulement acheter le silence, mais fabriquer une
confusion morale qui dépolitise l’agression et culpabilise la victime. La
société se divise, l’effort de défense s’émiette, l’agresseur gagne du temps.
8) Pourquoi la nouvelle “intégration” est redondante : la CEPGL existe
déjà
L’argument de
l’innovation institutionnelle ne tient pas : la région dispose depuis 1976 de
la Communauté Économique des Pays des Grands Lacs (CEPGL) – RDC,
Rwanda, Burundi – conçue pour la coopération économique, la sécurité
collective et le développement équilibré. Plutôt que d’adosser tout
projet à la CEPGL, cadre africain d’égalité entre États, on propose une architecture
parallèle calibrée par des priorités extra-régionales. Résultat : la marginalisation
du Burundi, la réduction de la RDC en simple réservoir de minerais,
et la promotion de Kigali au rang de pivot “méritant”.
Soutenir la CEPGL –
budget, secrétariat renforcé, mécanismes de transparence, arbitrage
contraignant – offrirait un cadre légitime et équitable. Inventer
un “mécanisme spécial” revient à court-circuiter l’africanisation des
solutions et à entériner l’idée qu’un agresseur bien connecté mérite un
traitement de faveur.
9) Un Rwanda structuré en économie de guerre
La stabilité de la rente
rwandaise tient à la porosité volontaire entre circuits licites et
illicites. Le M23 et d’autres intermédiaires sécurisent des flux miniers
qui transitent vers le Rwanda avant ré-exportation. L’“intégration” promise
n’assèche pas cette rente ; elle la blanchit. Tant que le différentiel
de profit restera supérieur au coût diplomatique, Kigali conservera l’option d’éteindre
ou d’attiser l’incendie selon l’opportunité.
10) Ligne d’action pour Kinshasa : fermeté, cohérence, coalition
Face au piège, cinq axes
concrets :
- Conditionnalité absolue : aucun accord économique avec Kigali tant
que toute présence militaire directe ou par procuration n’est pas vérifiée,
démantelée et sanctionnée.
- Réarmement institutionnel : réforme accélérée des chaînes de
commandement, audits des dépenses de défense, doctrine claire de protection
des corridors miniers, capacités anti-drone, logistique et
renseignement.
- Diplomatie africaine structurée : SADC et CEEAC comme
piliers, CEPGL comme forum économique de référence ; coalitions
thématiques (traçabilité minière, poursuites transfrontalières,
démobilisation).
- Assèchement de l’influence achetée : registres de transparence pour
organisations et leaders d’opinion, traçabilité des dons, codes
éthiques renforcés dans les institutions religieuses et médiatiques,
sanctions administratives en cas de collusion avec des intérêts étrangers
hostiles.
- Chaîne de valeur locale : montée en gamme in situ
(pré-transformation, fonderie, batteries), contrats d’of take avec clauses
de contenu local et pénalités en cas de non-respect, partenariats
avec acteurs disposés à cogérer la traçabilité (marquage,
blockchain, audits indépendants).
11) Mobiliser la société congolaise et la diaspora
La politique de sécurité
n’est jamais seulement affaire d’état-major. Il faut des récits, des preuves,
des campagnes. Documenter les violations, soutenir les défenseurs
locaux, amplifier la communication stratégique en plusieurs langues,
structurer des contentieux internationaux contre les personnes physiques
et morales complices du pillage : voilà ce qui transforme l’indignation en coût
réel pour l’agresseur. La diaspora peut relayer, financer, plaider, et
constituer une économie d’appui au tissu productif congolais pour réduire
la dépendance aux bailleurs ambivalents.
12) Pourquoi “acheter” la paix ne la construit jamais
Payer l’incendiaire pour
qu’il cesse d’attiser le feu ne traite ni l’incendie, ni l’incendiaire,
ni la matière inflammable. On obtient une accalmie précaire, puis une reprise
au moment opportun. La paix durable est institutionnelle (État solide), économique
(chaînes de valeur traçables, inclusion territoriale), judiciaire
(sanctions et réparations), politique (représentation, décentralisation
effective), diplomatique (alliances cohérentes). Elle ne se loue pas à
la journée avec des incitations ; elle se bâtit.
Conclusion : la dignité n’est pas négociable
Le “pot-de-vin” offert à
Kagame ne mettra pas fin à l’agression ; il validera un modèle où
l’instabilité devient un actif monnayable. Récompenser un État qui occupe,
massacre et pille revient à proclamer que l’impunité est
rentable. La RDC n’a pas vocation à être l’objet d’un arrangement où son sang
et ses richesses servent de monnaie d’échange.
La voie responsable est
connue : conditionnalité ferme, renforcement de la CEPGL, réformes
militaires, assèchement de l’influence achetée, montée en gamme
locale des minerais, coalitions africaines et contentieux ciblés.
La paix ne s’achète pas : elle se défend et se construit par la justice,
la mémoire et la souveraineté. Tant que Kigali percevra plus d’avantages à
maintenir la pression qu’à respecter le droit, aucun “accord d’intégration” ne
sera autre chose qu’un cessez-le-feu tarifé. À Kinshasa – et à ses alliés
sincères – d’élever le coût de l’agression et de rendre la dignité non
négociable.
Préparé par :
Sam Nkumi, Chris Thomson & Gilberte Bienvenue
African Rights Alliance, London, UK
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